Alors que le débat fait rage sur le bien-fondé de l’assouplissement de la Loi Evin, nous revenons cette semaine, sur la base d’une analyse adressée à notre rédaction par Colin Miège, sous-préfet de Saumur (Maine-et-Loire) et grand spécialiste du sport, sur deux arrêts de la Cour de Justice européenne, datés du 13 juillet 2003 (C-262/02 et C-429/02), qui relèvent que l’interdiction française de la publicité indirecte en faveur de boissons alcooliques est compatible avec le droit communautaire. Par Colin Miège.
Si les réglementations nationales en matière de publicité pour les boissons alcoolisées sont diverses, la loi française apparaît plus stricte que les mesures prises par d’autres Etats membres. Ainsi, la loi Evin de 1991 n’a pas autorisé la publicité – directe ou indirecte – en faveur de ces produits à la télévision, sans interdire pour autant la publicité sous forme d’enseignes ou d’affiches (article 17, devenu article L.3323-2 du Code de la santé publique). Contrairement à une idée admise, l’affichage publicitaire en faveur de boissons alcoolisées autour d’un stade est donc autorisé, mais il ne peut être filmé et retransmis sur une chaîne de télévision. Cette interdiction s’applique donc aux retransmissions télévisées de manifestations sportives, qu’elles aient lieu en France ou à l’étranger. La loi prohibe également toute opération de parrainage lorsqu’elle a pour objet ou pour effet la propagande ou la publicité, directe ou indirecte, en faveur des boissons alcooliques.
Le règlement du CSA retenu
L’application de la loi Evin a suscité rapidement des controverses dans le cadre européen à propos des événements sportifs se déroulant à l’étranger, car la retransmission par les chaînes de télévision françaises faisait apparaître des panneaux d’affichage présentant des publicités en faveur de marques d’alcool, ce qui en France constitue un délit réprimé pénalement. Chargé de veiller à l’application de la loi Evin, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) a donc élaboré en 1995 un code de bonne conduite, en liaison avec le ministère de la Jeunesse et des sports et les chaînes de télévision françaises. Sans être juridiquement contraignant, ce code visant à réguler les situations a établi une distinction entre les manifestations sportives organisées à l’étranger, dites multinationales, qui sont dispensées de respecter la loi Evin, et les événements binationaux, pour lesquels le diffuseur français est tenu de faire disparaître toute publicité en faveur de l’alcool. Les premières sont diffusées dans un grand nombre de pays, et ne peuvent être considérées comme visant particulièrement le public français. Dans ce cas, il a été admis que les diffuseurs nationaux ne maîtrisent pas les prises de vue, et ne peuvent être tenus pour responsables des publicités apparaissant à l’écran. En revanche pour les autres manifestations à l’étranger dont la retransmission peut viser spécifiquement le public français, le diffuseur national engage sa responsabilité, et il lui appartient de tout mettre en oeuvre auprès du titulaire des droits de retransmission pour prévenir l’apparition sur les écrans de marques de boissons alcoolisées. Saisie de multiples plaintes à propos de la régulation du CSA, la Commission européenne a adressé à la France en novembre 1996 un avis motivé l’invitant à mettre fin aux interdictions qui constituait, selon elle, une entrave à la libre prestation de services contraire à l’article 49 (ex 59) du traité. Elle estimait en effet que le gouvernement avait la possibilité d’adopter des mesures moins restrictives pour aboutir à l’objectif de protection de
santé publique recherché. Malgré les amendements proposés en juillet 2001 par le CSA, la Commission a introduit en juillet 2002 sous la pression des groupes vitivinicoles un recours auprès de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE), visant à faire constater que le régime français d’interdiction télévisée n’était pas compatible avec l’article 49 du traité relatif à la libre prestation de services, et que les restrictions imposées, bien que justifiables par des raisons tenant à la protection de la santé publique, étaient disproportionnées (aff. C- 262/02).
Par ailleurs, la Cour de justice a été également saisie d’une question préjudicielle à propos de l’application de la loi Evin par la Cour de Cassation française en novembre 2002, dans le cadre d’un litige opposant
d’une part la société Bacardi, et d’autre part TF1, le groupe Jean-Claude Darmon, et la SARL Girosport. La question portait sur la conformité de la législation française respectivement avec les dispositions de la directive 89/552 dite Télévision sans frontières, et avec l’article 49 du traité CE relatif au principe de libre prestation de services (affaire C-429/02).
a) Dans la première affaire, la Cour de Justice vient de donner tort à la Commission, en appuyant son jugement sur trois considérations ;
– en premier lieu, elle constate que le régime français de publicité constitue bien une entrave à la libre circulation des services établie par l’article 49 du traité. En effet, les propriétaires de panneaux publicitaires sont amenés à refuser toute publicité pour des boissons alcooliques dès lors que la manifestation sportive est susceptible d’être retransmise en France. La même contrainte pèse sur les diffuseurs français. En outre, les organisateurs d’évènements sportifs se déroulant hors de France ne peuvent leur vendre des droits de retransmission dès lors que la diffusion des émissions est susceptible de comporter de la publicité pour ce type de boissons. Par ailleurs, le juge communautaire relève que si des moyens techniques existent pour occulter les panneaux affichant de la publicité pour des boissons alcooliques, leur utilisation s’avère très coûteuse.
– En second lieu, elle observe que la loi française poursuit bien un objectif de protection de la santé publique, qui est également un objectif communautaire, et qui peut justifier des mesures restrictives au sens de l’article 46 du traité CE
– Enfin, la Cour constate que le dispositif français de publicité télévisée ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif, selon le principe communautaire de proportionnalité. Selon elle en effet, il n’existe pas actuellement de mesures moins contraignantes permettant d’exclure ou d’occulter la publicité télévisée indirecte pour les boissons alcooliques résultant de panneaux visibles lors de la retransmission de manifestations sportives. De surcroît, le fait qu’un Etat membre impose des règles moins strictes que celles imposées par un autre Etat membre ne signifie pas que ces dernières sont disproportionnées.
Dès lors, les dispositions posées par la loi Evin s’avèrent compatibles avec le droit communautaire (arrêt du 13 juillet 2004, affaire C-262/02, Commission des Communautés européennes soutenue par Royaume-Uni c/ République française).
b) Dans la seconde affaire, née d’un litige opposant le groupe Bacardi à des sociétés françaises, il s’agissait d’obtenir que ces dernières cessent d’exercer des pressions sur des clubs étrangers pour qu’ils refusent la publicité pour des boissons alcooliques produites par Bacardi sur des panneaux publicitaires implantés dans des lieux de manifestations sportives binationales se déroulant sur le territoire d’autres Etats membres. La Cour a examiné d’abord si l’article 2 §2 de la directive 89/552 s’oppose à ce qu’un Etat membre interdise la publicité télévisée pour les boissons alcooliques, s’agissant de publicité indirecte résultant d’images en provenance d’autres Etats membres. Elle a établi qu’une telle publicité indirecte ne doit pas être considérée comme une publicité télévisée au sens de la directive. En ce qui concerne par ailleurs le respect de l’article 49 du traité qui exige la suppression de toute restriction à la libre prestation de services, le juge communautaire a rappelé que cette liberté peut être limitée par des réglementations nationales justifiées par des raisons liées à la préservation de la santé publique, ou encore par des raisons impérieuses d’intérêt général. Comme dans l’affaire précédente, le raisonnement s’appuie sur les constats suivants:
– le régime de publicité télévisée en cause constitue bien une restriction à la libre prestation de services ;
– cependant cette restriction est justifiée par la poursuite d’un objectif relevant de la protection de la santé publique ; – la restriction ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre un tel objectif
Par conséquent, la Cour a décidé qu’aussi bien la directive 89/552/CCE du 3 octobre 1989 que l’article 49 du traité CE ne s’opposent pas à ce qu’un Etat membre interdise la publicité télévisée pour des boissons alcooliques commercialisées dans cet Etat, dans la mesure où est concernée la publicité télévisée indirecte résultant de l’apparition à l’écran de panneaux qui sont visibles lors de la retransmission de manifestations sportives binationales ayant lieu sur le territoire d’autres Etats membres (arrêt du 13 juillet 2004, affaire C-429/02, Bacardi France SAS et TF1, groupe Jean-Claude Darmon SA, Girosport SARL).
Les deux arrêts de la CJCE rendus le 13 juillet 2004 sont importants, car ils tracent les limites de la libre prestation de service en matière de publicité télévisée pour l’alcool, et mettent fin à une décennie de controverses sur l’application de la loi Evin dans le cadre des retransmissions de manifestations sportives se déroulant à l’étranger.
Colin Miège
Administrateur civil, co-auteur de Sport et organisations internationales
(Editions Economica, 2004)
Texte disponible en version intégrale et annotée dans Lamy Droit du Sport