Mathieu Laine est avocat d’affaires et maître de conférences de droit et de philosophie politique à Sciences Po. Valentin Petkantchin est économiste. Il est titulaire d’un doctorat en économie et diplômé du Magistère média et formation économique de l’Université dAix-Marseille II. A travers Altermind, une société de producteurs d’idées, et pour le compte du groupe Lagardère Sports, ils ont dirigé et réalisé une étude économique sur la Formule 1. Intitulée Formule 1, un secteur dampleur, létude décrypte le modèle économique de la F1. Et donc de celui qui mérite plus que jamais son surnom de grand argentier, Bernie Ecclestone. L’étude met notamment à nu les flux monétaires de la reine des disciplines automobiles et permet de mieux comprendre pourquoi il est si difficile de rentabiliser un Grand Prix.
Chez Altermind, nous travaillons sur des faits, pas sur des idées reçues, explique Mathieu Laine. Notre mission consistait à fournir à Lagardère Sports des données objectives sur la réalité économique de la Formule 1. N’étant pas un amateur de F1, je n’avais aucune idée pré-conçue sur la discipline au moment de lancer l’étude. Nous démontrons l’inverse de la couverture médiatique de la F1 qui annonce sa disparition prochaine. L’étude démontre aussi que le système mis en place par Bernie Ecclestone est, aujourd’hui, fragilisé. Mais l’étude n’est pas là pour faire le procès du ‘système Ecclestone’, tempère le fondateur d’Altermind. D’ailleurs si la F1 a affiché ces dernières années une telle réussite et a eu autant d’impacts positifs, c’est sans nul doute grâce à lui !
Il en ressort néanmoins que le coût du plateau réclamé aux organisateurs par le Britannique menace l’avenir des Grands Prix européens et, par ricochet, l’ensemble du secteur. Nous avons mis en relief la montée en puissance de la bulle constituée par le forfait du plateau pour organiser un Grand Prix, indique Mathieu Laine. Cette pression vers le haut pour le prix du plateau est impossible à suivre en Europe. Selon son auteur, Valentin Petkantchin, l’étude apporte aussi la démonstration que l’investissement dans ce secteur apporte une valeur ajoutée particulièrement importante sur le plan économique. J’ai été impressionné par la richesse de la Formule 1, son impact sur le plan économique, mais aussi technologique et même écologique, indique Mathieu Laine.
Les organisateurs de Grand Prix sous pression
Et pourtant, la Formule 1 se tire elle-même une balle dans le pied. Les propriétaires de circuits et les organisateurs de Grands Prix (plus de 91.000 spectateurs de moyenne en 2008) sont le maillon faible de la chaîne. Alors qu’ils sont incontournables pour organiser le spectacle, ils sont les laissés pour compte du système. L’explication est très simple. Alors que leur principale source de revenus provient de la vente de billets, les seuls forfaits de plateau F1 – qu’ils sont contraints de payer pour avoir le droit d’inscrire leur course au calendrier du Championnat du monde de F1 – sont supérieurs à ces revenus. Ainsi, les organisateurs de Grands Prix ont perçu, en 2008, 197,2 millions d’euros de recettes de la vente de billets alors qu’en parallèle, ils ont dû (à l’exception de Monaco) payer 274,4 millions d’euros en forfait de plateau – dont la valeur varie d’un pays à l’autre – à la Formula One Administration (FOA, une entité de Formula One Group, le groupe dirigé par Bernie Ecclestone).
Sur un coin de la table, l’équation est facile à résoudre. Il suffit de baisser le prix du plateau. Trop simple. Depuis quelques années, être sur la carte du Championnat du monde de F1 est devenu une stratégie de gouvernements d’Asie ou du Moyen-Orient. Peu importe le coût. Les Grands Prix européens et canadien – où les pouvoirs publics sont de plus en plus réticents à financer une épreuve de F1 – sont évincés par des projets très fortement voire intégralement subventionnés par des gouvernements en Asie et au Moyen-Orient, sans qu’une rentabilité économique soit recherchée.
Ce phénomène conforte et finit même par renforcer le déséquilibre économique (défavorable aux propriétaires de circuits et aux organisateurs de Grands Prix) existant, relève l’auteur de l’étude. Il note également que cette situation fait peser un risque sur l’ensemble de l’économie de la F1 en étouffant le marché historique européen et en la rendant dépendante de la bonne volonté de gouvernants qui n’accepteront pas indéfiniment d’investir dans une activité à la rentabilité négative. Le modèle économique de la F1, inventé au début des années 1980 par Bernie Ecclestone, est intrinsèquement vicié, écrit même l’auteur. Le prix à payer à la Formula One Administration pour accueillir un Grand Prix peut atteindre plusieurs dizaines de millions d’euros. Seul Monaco fait figure d’exception : son prestige et sa notoriété lui permettant de ne payer aucun droit !
Pour amortir leur plateau, les organisateurs ne peuvent compter principalement que sur les recettes de la vente de billets aux spectateurs (12,5 millions d’euros en France pour 2006 et 9,9 millions d’euros en 2007) et, parfois, une partie des publicités aux abords des pistes et du parrainage du Grand Prix. Car en F1, rien n’est jamais simple, les conditions de répartition des recettes entre les différents acteurs sont aussi négociées au cas par cas. De ce fait, cette ressource est largement amputée. Ces recettes ne sont en effet pas intégralement perçues par les organisateurs. La commercialisation de la publicité et des contrats de parrainage des Grands Prix est déléguée à Allsport Management, une société rachetée en 2006 par le Formula One Group de Bernie Ecclestone. En 2006 il a été estimé que seulement un tiers de ces revenus pouvaient revenir à l’organisateur rapporte l’auteur. En 2008, à l’exception de trois Grands Prix (Monaco, Canada et Brésil) qui se sont partagés 33 millions d’euros de publicité sur les pistes, les 15 Grands Prix restant n’ont reçu que 7,5 millions d’euros à ce titre, soit en moyenne moins de 0,5 millions d’euros par Grand Prix…, écrit Valentin Petkantchin.
Si l’organisation en elle-même n’est donc pas rentable. Son impact économique pourrait justifier l’investissement qu’il nécessite. Une étude commandée par la Fédération Française de Sport Automobile (FFSA) met ainsi en avant des retombées directes (en matière de tourisme, d’hôtellerie, de restauration, etc.) de plus de 64 millions d’euros pour le Grand Prix de France à Magny-Cours en 2007. Mais, note Valentin Petkantchin, les études d’impact et de retombées économiques locales n’en demeurent pas moins limitées car, en général, elles ne comportent pas d’indication économique sur le caractère profitable ou non d’un projet de Grand Prix. Pour sortir de ce schéma, l’auteur propose une démarche analytique afin d’isoler, d’un côté, les différents postes de coûts d’un Grand Prix, et, de l’autre, les différentes options dont disposent les organisateurs pour couvrir ces coûts. Ainsi, il conviendrait de mieux prendre en compte les coûts liés au circuit de Formule 1 (construction, entretien), les coûts d’organisation d’un Grand Prix (forfait du plateau, coûts d’organisation de l’événement, impôts et taxes). L’intégration des impôts et taxes dans le calcul des coûts peut surprendre. Les études d’impact présentent ces montants comme une ‘retombée’ fiscale positive qu’on ajoute aux bénéfices liés à l’organisation d’un Grand Prix. En réalité dit l’auteur, cette taxe s’ajoute aux autres coûts d’organisation d’un Grand Prix en France et, loin d’être bénéfique, elle pèse lourdement sur sa rentabilité. Traduction : pour 2007, la FFSA a payé 750.000 euros de TVA et environ 650.000 euros de taxes sur les recettes de billetterie qui viennent grever les revenus du Grand Prix. Les recettes générées par un Grand Prix vont donc dépendre des capacités de l’organisateur à les valoriser. En plus des traditionnelles ventes de billets, il revient également aux capacités entrepreneuriales de l’organisateur d’en trouver éventuellement de nouvelles estime Valentin Petkantchin.
L’auteur voit dans la valorisation de l’achalandage et de la clientèle qu’apporte un Grand Prix une opportunité de recettes à exploiter. Même s’il reconnaît lui-même que celles-ci, quand elles existent, sont plus difficiles à réaliser, et la plupart des organisateurs de Grand Prix n’a pas pu, ou voulu, les valoriser. L’exemple type serait une commission accordée à l’organisateur par les acteurs locaux (hôtels, restaurants, voire compagnie de transport, de taxis, etc.) pour l’augmentation de clientèle liée à la tenue d’un Grand Prix. En ce sens, l’idée de développer un circuit sur les terres de Disney à Marne-la-Vallée était judicieuse. Disposant de ses propres infrastructures d’hôtellerie et de restauration, EuroDisney aurait été le premier concerné pour récupérer la plus-value liée à l’achalandage qu’occasionne un Grand Prix.
Dans le régime actuel, rentabiliser un Grand Prix est donc quasiment impossible. En France, comme ailleurs en Europe. Et ce, alors même que le Grand Prix de F1 représente bien souvent une partie très importante du chiffre d’affaires des propriétaires de circuit. Près de 67% du chiffre d’affaires du circuit de Magny-Cours en 2000 provenait ainsi du Grand Prix de France.
Dans le même temps, de nouveaux Grands Prix sont organisés en Turquie, au Moyen-Orient et en Asie, où ils sont financés par des gouvernements qui ne se préoccupent pas des coûts occasionnés par l’organisation. Une aubaine pour Ecclestone. Mais une telle situation pousse artificiellement à la hausse les forfaits de plateau exigées et favorise la création d’une bulle de la F1.
Pour Altermind, un rééquilibrage de la répartition des richesses (télévisuelles et marketing) est impératif, sous peine de voir disparaître les acteurs européens. De même, une révision à la baisse du coût des plateaux est également nécessaire si la F1 ne veut pas dépendre des volontés politiques de pays émergents.
Un seul homme détient les clefs. C’est Bernie Ecclestone. A-t-il l’intention de continuer dans cette voie selon le principe de après moi, le déluge, ou souhaite-il pérenniser une discipline qu’il a façonnée ?