« Peut-on lutter contre le dopage sportif dans une société de marché ? ». C’est la question posée par louvrage de Jean François Bourg et Jean-Jacques Gouguet paru aux éditions du Seuil. Loccasion dinterroger lun des auteurs sur la responsabilité « potentielle » des marques dans ce système gouverné par le « toujours plus vite, toujours plus haut, toujours plus fort ».
Jean-François Bourg, quel est le propos de l’ouvrage ?
Nous sommes partis sur un postulat simple : l’attitude convenue consiste à condamner le dopage comme une entorse grave à l’éthique du sport et à renforcer les sanctions des pratiques dopantes. Cette démarche est absurde dans le contexte d’une société de marché qui survalorise la compétition et a installé le culte de la performance individuelle. Le sport professionnel, transformé en spectacle marchand, s’est tout simplement adapté à l’évolution de notre société. Les sportifs dopés reproduisent la pratique ordinaire des travailleurs placés en situation d’hyper compétition : tous les moyens sont bons pour assurer le meilleur résultat ; ils sont convaincus qu’ils adoptent un comportement conforme à l’éthique de leur époque comme aux exigences de la société. On ne peut exiger d’eux qu’ils battent de nouveaux records tout en préservant l’étique d’un Coubertin pour qui l’important n’était que «de participer» !
Les solutions ?
Soit nous persistons sur la voie de la société de marché hyper-individualiste et, dans ce cas, l’avenir du sport passe, non seulement pas la légalisation du dopage, mais aussi pas la création d’athlètes post-humains, mi humains mi robots
Soit nous bifurquons vers une société plus coopérative et solidaire, revalorisant le lien social et la convivialité et renonçant au culte de la performance.
Vous laissez donc entendre que c’est la société qui est en partie responsable du dopage des sportifs. Comment en est-on arrivé là ?
Il y a eu un basculement dans les années 1980/1990 avec lessor extraordinaire du sport professionnel. Lépoque où le sport devient un enfant du système capitaliste
du basculement du sport professionnel dans la sphère du marché et la mobilisation permanente de la science pour améliorer la « productivité » athlétique. Dans ce contexte, le dopé ne se considère pas comme un déviant ou un tricheur, mais comme un individu qui suit limpératif de la communauté sportive contemporaine. Les institutions sportives, publiques et médicales ont alors un comportement pour le moins ambivalent : dun côté, elles punissent lutilisation de dopants, de lautre, elles encouragent les sportifs à dépasser leurs limites physiologiques en pratiquant lincitation financière à la perfection athlétique et lassistance scientifique à la performance. Une société performante aujourdhui est nécessairement une société qui se dope. Outre la valorisation de la réussite individuelle, les avancées prodigieuses de la pharmacopée à lépoque et la révolution internet qui a permis à tout un chacun de sapprovisionner rapidement et discrètement ont eu pour conséquence daccélérer cette tendance.
Et les sponsors dans tout ça ? Ont-ils leur part de responsabilité ?
Cest un double « oui ». Dabord parce quils ont contribué au développement du sport professionnel. Ensuite parce quils ont sans cesse mis la pression auprès des sportifs en instituant la notion de retour sur investissement. La relation au sport entretenue par les sponsors est assez hypocrite. Assez ambiguë. Le «pas vu, pas pris» arrange tout le monde.
Peut-on faire machine arrière ?
Cest très compliqué Dabord parce que nous nous sommes habitués à ce système. Spectateurs, nous voulons des résultats. De la performance. Les sponsors, eux, attendent aussi des résultats pour limage qui en découle pour la marque. Ensuite parce que la lutte anti-dopage est un échec total. Les tricheurs ont toujours une ou deux longueurs davance
et, de fait, les sportifs sont tentés de se doper. Dans mon ouvrage, je rappelle le témoignage de Tyler Hamilton, ancien coéquipier dArmstrong : «Dans ce système, tout le monde est complice, le directeur de léquipe, les propriétaires, les sponsors, les médias, lUnion cycliste internationale. Tout le monde ferme les yeux. Il faut savoir que les médecins obtiennent des bonus selon les résultats de léquipe.»
Il existe pourtant des sponsors qui prônent «un sport propre» ?
Cest vrai. Mais cest une stratégie de communication. Un moyen de se différencier de la concurrence et de marquer les esprits. Par ailleurs, quentend-on par «sport clean» ? A mon sens, être clean à très haut niveau, cest aujourdhui impossible.
Tout est perdu dès lors ?
Non ! Il est possible de sengager vers dautres voies. Le sport santé par exemple. Reconsidérer le sport. A lorigine, le mot sport vient de «se desporter». Le terme était employé par Rabelais au sens de se divertir. Les Anglais lont transformé par la suite : to sport signifiant entrer en compétition. Une partie de la population sest lassée du très haut niveau et des compétitions professionnelles souvent polluées par des affaires de dopage. Certains préfèrent aujourdhui associer le sport à la santé et sengagent sur des disciplines saines, notamment dans des activités de pleine nature. Le sport sur ordonnance, le remboursement de certaines activités sportives par la MAIF par exemple est un indice encourageant pour lavenir. Des marques sintéressent déjà à cette autre manière de faire du sport.
Propos recueillis par Alain Jouve
Jean-François Bourg est chercheur au Centre de droit et d’économie du sport (CDES, Université de Limoges), membre de l’International association of sports economists. Il a publié dix ouvrages traduits dans plusieurs langues. Il est également directeur de la jeunesse et des sports la ville de Brive.